Le 3 février 1917, La Sentinelle publie un article non signé, intitulé « Comment on traite nos soldats », dont l’auteur raconte, d’après la relation que lui en a faite « une brave mère de famille, toute bouleversée par la grosse émotion qu’elle avait éprouvée », la mésaventure survenue quelques jours auparavant à un jeune soldat de 21 ans, « très robuste » et n’ayant jamais faibli durant les huit mois de service accomplis en 1916 – on était en période de mobilisation de guerre – lors d’une marche entre Colombier et Bienne. Selon ce récit, le malheureux fantassin, épuisé au point de ne plus pouvoir avancer, avait été forcé de poursuivre la course attaché par les mains à la selle du cheval de son capitaine. À bout de forces, il avait été hospitalisé d’urgence à l’hôpital de Bienne, où ses parents, alertés par des particuliers, avaient pu lui rendre visite et le réconforter.
S’estimant calomniés par ce récit, les supérieurs du fusilier portèrent plainte contre Paul Graber (1875-1956), rédacteur responsable du quotidien socialiste. L’affaire est rondement menée par la justice militaire et le 16 mars, siégeant à Porrentruy, le Tribunal territorial 2 condamne le conseiller national socialiste à huit jours d’emprisonnement pour atteinte à l’honneur des officiers du Bataillon 19, mis en cause dans l’article.

Quand la libération précède l’occupation 

Samedi 19 mai 1917, La Sentinelle informe ses lecteurs que son rédacteur en chef a été « invité à se rendre au clou hier dans la soirée » et elle annonce : « La Persévérante [fanfare ouvrière] est convoquée pour ce soir à 8 heures et quart au Cercle ouvrier. Elle ira donner une sérénade à Paul Graber aux prisons de la Promenade. Tous les camarades qui veulent se joindre à la manifestation contre l’emprisonnement de Paul Graber sont cordialement invités à se rencontrer à la même heure au Cercle. »
Le succès de cette « sérénade » dépasse toutes les espérances ! Dans un récit coloré titré « Journées d’insurrection », La Sentinelle du 21 mai raconte par le menu, sur une page entière, cette « prise de la Bastille à La Chaux-de-Fonds ». Proclamant que « le peuple ne peut plus tolérer qu’on enferme des gens honnêtes tandis que des accapareurs, des spéculateurs, des voleurs qui nous affament courent librement les rues », les centaines de manifestants rassemblés devant la prison de la Promenade exigent la libération immédiate de leur héros. Une délégation de six personnes, escortée par la foule qui chante L’Internationale, est désignée pour parlementer avec le préfet et les gendarmes qui se trouvent sur place. « Il y a dans l’air, écrit le chroniqueur, quelque chose de nouveau, d’inaccoutumé. Dans les propos, dans le regard des manifestants, dans les gestes, se lit une résolution inébranlable de reprendre le prisonnier ! »

Pour tenter de calmer la foule qui se fait de plus en plus menaçante, le préfet fait appel… à Graber en personne. Celui-ci exhorte ses camarades à ne pas aller plus loin, craignant qu’ils ne se soient engagés « dans une fausse voie ». Mais rien n’y fait et après encore une demi-heure de vains pourparlers, « les plus résolus passent à l’action » en enfonçant une première fenêtre avec un madrier. On téléphone au président du Conseil d’État, M. Pettavel, qui a convoqué en urgence une réunion du gouvernement. Une nouvelle fois, à la demande du préfet, Graber tente d’apaiser les manifestants en s’adressant à eux depuis une fenêtre de la prison. La foule « l’acclame frénétiquement », agitant les chapeaux et tapant des mains. « Ce sont d’inoubliables heures, poursuit le journal, car elles témoignent de tout ce qu’il y a à la fois de rancœur et de virilité dans l’âme prolétarienne. Il y a là des forces avec lesquelles il serait fou de jouer. »

Sans attendre que le Conseil d’État ait terminé sa délibération, les manifestants pénètrent en force dans la prison. « Le drapeau rouge est dans les corridors. Les femmes l’entourent et montrent toujours la même intrépide résolution, tandis que le groupe des gendarmes recule marche après marche. » On monte au premier étage, où se trouve la cellule de Graber. Ce dernier est littéralement « cueilli » par ses libérateurs. « Bientôt on le vit porté par de robustes épaules. Les mains se tendaient, les chapeaux s’agitaient et tous criaient ‘Bravo ! on l’a eu ! on l’a eu ! » Il est près de minuit mais La Persévérante est toujours là et « c’est donc un imposant cortège qui descend sur la place de l’Hôtel de Ville » puis se rend au Cercle ouvrier (alors à la rue du Premier-Mars 15), où Graber harangue ses partisans et les remercie d’avoir agi non pas pour lui mais « pour la liberté, … pour la justice compromises pendant les temps troublés que nous traversons ».

Le lendemain, dimanche 20 mai, une manifestation convoquée par le Parti socialiste est interdite par le Conseil d’État, qui a fait appel à l’armée pour mater « les rouges » de La Chaux-de-Fonds. Des centaines de soldats débar-quent avec armes, bagages et chevaux dans la cité ouvrière du Haut Jura et ce sont finalement 5000 troupiers qui occupent la ville ! Mais l’Affaire Graber ne fait que commencer.


Raymond Spira

 

05. mai 2017