C’est sous ce titre que Paul Graber (1875-1956), ancien conseiller national socialiste neuchâtelois (1912-1943) et directeur de La Sentinelle, publie en novembre 1948 dans le journal syndical L’Ouvrier de fabrique – Industriearbeiter un article sur la grève générale de 1918 qui mérite d’être relu en cette année du centenaire de cet événement unique dans l’histoire du mouvement ouvrier suisse.

En voici quelques extraits 1 :

« Novembre 1918 : un coup de tonnerre éclate au firmament de notre pays. Mais aussi le ciel depuis quelques années était-il couvert de nuées menaçantes, chargées d’orage. Un sourd mécontentement gagnait chaque jour du terrain. Et non sans causes profondes.

» Il y avait d’abord toutes les douloureuses répercussions de la guerre et des mobilisations, hélas trop fortement soulignées par une discipline militaire à la prussienne, au pas de l’oie qui ne répondait nullement à l’esprit helvétique. On réclamait la fin d’une guerre stupide autant que meurtrière et ouvrant largement les chemins à la misère.

» La classe ouvrière était particulièrement meurtrie par le chômage, les réductions de salaires, par le spectacle d’une spéculation éhontée poussant au renchérissement. Et pas les ouvriers de l’industrie seulement mais encore les employés des banques, des administrations et particulièrement le personnel des CFF. Les mobilisés soumis à un régime rigoureux et épuisant retiraient une solde ridicule. Les familles de mobilisés étaient dans une véritable détresse matérielle et morale.

» La crise du logement s’affirmait. Le charbon faisait défaut ; on spéculait sur tout, même sur les pommes de terre. La marchandise sert à un trafic éhonté. Des fortunes scandaleuses se créent et les nouveaux riches étalent un luxe insolent. Tout ce que le gouvernement sut proposer ce fut le service civil obligatoire. À l’armée la fatigue et l’insécurité provoquaient une irritation que les insuffisances criantes du service sanitaire ne faisaient qu’accentuer. À fin juillet déjà on enregistrait 450 cas mortels de grippe. […] »

À la suite d’incidents ayant éclaté à Bâle, Zurich, Bienne et Berne, les organisations syndicales et le Parti socialiste cherchent à canaliser le mécontentement des classes populaires en créant au début de l’année 1918, à Olten, un « Comité d’action » formé de trois représentants du Parti socialiste (PSS) et de quatre représentants de l’Union syndicale (USS). Le Comité d’Olten convoque un Congrès ouvrier pour les 27 et 28 juillet qui adopte un programme de revendications portant notamment sur l’amélioration du ravitaillement, la diminution de la journée de travail et la construction de logements. Ce programme fut soumis au Conseil fédéral et des pourparlers s’engagèrent à l’issue desquels le Comité, bien qu’insatisfait, renonça à l’idée d’une grève générale.

« Malheureusement quelqu’un troubla la fête. Ce fut le gouvernement zurichois qui mit en branle la machine troublante qui conduisit à la grève générale. Ce gouvernement fit savoir au Conseil fédéral que selon des signes sérieux des désordres étaient à craindre à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution russe ! Le gouvernement n’hésite pas. On pourrait croire qu’il attendait là-dessus. Sans prendre contact avec le Comité d’Olten qui aurait pu le rassurer, il ordonna une forte mobilisation de troupes. C’était, sur une simple crainte éprouvée par un gouvernement trembleur, répondre étrangement à tous les durs sacrifices supportés par les classes populaires durant et pour la défense nationale. Comble de naïveté : quand les banques de Zurich demandèrent au gouvernement les raisons de ces mesures, le gouvernement répondit aux banquiers : Il s’agit de protéger la propriété privée ! L’Union ouvrière de Zurich, le Cartel syndical et le Parti socialiste firent savoir que la classe ouvrière ne comprenait rien à ces opérations, que rien ne justifiait une mobilisation de troupes. Le gouvernement était sommé de donner la preuve que ses mesures étaient justifiées. On y ajoutait un pressant appel à la discipline.

» Ce n’était pas superflu car la mobilisation provoquait une formidable effervescence dans les milieux ouvriers où l’on considérait comme une insulte la levée de troupes contre elle, car c’était bel et bien contre elle ! […] »

Réuni d’urgence, le Comité d’Olten appelle à une grève de protestation de 24 heures en soulignant que la mobilisation décrétée par le Conseil fédéral était d’autant plus injustifiée que sévissait l’épidémie de grippe. Il invite les soldats à répondre à l’ordre de mobilisation mais à refuser énergiquement de faire usage de leurs armes contre le peuple.

« Ce fut donc la grève de 24 heures. Un peu de calme gouvernemental et militaire aurait pu tout arranger. Le colonel Sonderegger 2 prit une terrible responsabilité en faisant, dimanche après-midi, marcher les troupes contre un rassemblement de travailleurs réunis sur une place de la ville. Et comme les ouvriers ne se dispersaient pas tels des moutons, les premiers coups de feu partirent et le sang coula. Le gouvernement de Zurich comprenant trop tard l’erreur de sa politique voulut faire machine arrière, offrit trois sièges du gouvernement aux socialistes, promit la journée de huit heures et demanda à Berne que les troupes fussent retirées. C’était trop tard. L’armée était à Zurich et c’est le trop fameux colonel Sonderegger qui commandait ! Et qui commandait avec son sabre et ses galons plus qu’avec le souci de chercher une solution pacifique. Devant tant de provocations les travailleurs de Zurich décidèrent de poursuivre la grève. Le Comité d’Olten, l’Union syndicale et le Groupe socialiste aux Chambres fédérales déclarèrent leur solidarité. »

C’est à la suite de ces événements que fut lancé l’appel à la grève générale à partir du lundi 11 novembre 1918, en soutien à un programme qui revendiquait, en particulier, le renouvellement immédiat du Conseil national au scrutin proportionnel, le droit de vote des femmes, la semaine de 48 heures, la réorganisation de l’armée « dans le sens d’une armée du peuple », l’assurance vieillesse et invalidité et l’amortissement de la dette par un prélèvement sur la fortune.

« La grève prit immédiatement une ampleur qui surprit tout le monde. L’opinion était si favorable que même la Nouvelle Société Helvétique de Berne condamna la politique du Conseil fédéral et du gouvernement zurichois, politique qui était responsable de ces évènements. Conscients de la gravité exceptionnelle de leur mouvement, les comités prirent des mesures de haute sagesse telle l’interdiction de consommer des boissons alcooliques.

» Partout, alors même qu’il était difficile de communiquer, les comités prirent sérieusement l’affaire en main ne reculant pas devant leur propre initiative. Il est clair qu’ayant imprudemment engagé leur autorité le Conseil fédéral ni l’armée – ni l’armée surtout – ne pouvaient reculer. On fit appel à la garde civique, avec l’appui de la troupe. Toutes les villes furent « occupées ». Les imprimeries ouvrières aussi. Le gouvernement complètement affolé et toujours persuadé qu’en tout cela il y avait la main des Soviets décida d’expulser la légation russe y compris cette brave Angelica Balabanof 3!

» Les incidents surgirent. La troupe tira. Il y eut des morts et des blessés. Encouragé par la majorité du parlement le Conseil fédéral plaça le personnel fédéral sur pied de guerre soit sous la menace d’amendes et de prison. La majorité décida de reprendre le travail chez les employés mais le refusa chez les simples cheminots. […] »

Craignant une guerre civile provoquée par « la bourgeoisie enragée », le Comité d’Olten décide de mettre fin à la grève le 14 novembre, suscitant le dépit et même la colère d’une partie des grévistes, notamment à Berne, Bâle et Zurich. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une défaite puisque l’élection du Conseil national à la proportionnelle était acquise, de même que la semaine de 48 heures et l’assurance-vieillesse.

« Et c’est pendant le conflit 1939-1945, devant toutes les mesures prises par les autorités pour sauvegarder le bien-être des classes laborieuses qu’on put le mieux comprendre que quelque chose était changé en Helvétie depuis la grève générale de 1918. […]

» C’est aux travailleurs, par leur claire volonté, leur fermeté, leur discipline à bâtir la maison nouvelle sur un chantier débarrassé de lourdes entraves depuis novembre 1918 et jusqu’à aujourd’hui par un effort incessant et fructueux. »

E.-Paul Graber

1 Cf. Willy Schüpbach, Vie et œuvre de E.-Paul Graber, paru en 2007 et accessible en ligne  (https://doc.rero.ch/record/11939/files/E.-Paul_Graber.pdf),  p. 603-604.

2 Emil Sonderegger (1868-1934), colonel divisionnaire à la tête des troupes chargées du maintien de l’ordre à Zurich. Par la suite, cet admirateur de Mussolini « préconisa une direction autoritaire de l’État, ainsi qu’une réorganisation du service d’ordre de l’armée et s’en prit à la démocratie parlementaire, aux socialistes, aux juifs et aux francs-maçons. Au sein du mouvement de renouveau de l’extrême-droite, qui était en train de se morceler, il tenta de prendre la tête du Volksfront (Front du peuple), créé en 1934 » (Dictionnaire historique de la Suisse, accessible en ligne : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F24259.php).

3 Angelica Balabanof ou Balabanova (1878-1965), célèbre militante bolchevique qui faisait alors partie de la mission soviétique en Suisse (mission Berzine) dont tous les membres furent expulsés le 10 novembre 1918 au motif qu’ils fomentaient un complot révolutionnaire.

11. avr 2018