Il y a quatre-vingts ans, le 4 juillet 1935, paraissait dans La Sentinelle, sous le titre « La colonne des jeunes. Armée et fascisme en Suisse », un article de Georges-Henri Pointet dont voici un extrait mis au jour par notre camarade Raymond Spira.

[…] On connaît l’immensité de mon crime. En novembre 1933, lors d’une élection partielle au gouvernement neuchâtelois, j’ai parlé quatre fois 15 minutes dans des assemblées publiques en faveur du candidat populaire, l’ancien Président du Conseil national E.-Paul Graber. J’étais en civil, comme c’est le cas 350 jours par an pour les officiers, sous-officiers et soldats de notre armée de milices ; et comme je suis lieutenant d’infanterie, j’ai précisé que je n’étais pas d’accord sur tous les points avec le candidat Paul Graber, sur la question d’une armée en particulier – parce que j’estimais (comme aujourd’hui encore) qu’actuellement une défense armée du peuple est nécessaire. Défense armée du peuple ! Et non défense armée des banques, des grands propriétaires et des gros industriels !
Les chefs de la bourgeoisie et du régiment neuchâtelois eurent peur. Le colonel comte Roger de Diesbach, commandant de la 2me division, voulut bien me faire l’honneur d’entrer dans une violente indignation. Il est l’auteur, avec le major Krügel, conseiller national, de cette déclaration que j’ai refusé de signer, parce que j’aurais pris l’engagement de ne plus parler en public pour Paul Graber et que je me serais déclaré prêt à tirer sur lui, sur ses partisans et représentants.
Et c’est parce que j’ai refusé de signer ce document sans exemple et sans précédent que le chef d’arme de l’infanterie a signé, lui, d’une manière parfaitement illégale, ma mise à disposition – ce qui m’exclut pratiquement de l’armée.
Ce chef d’arme,
[…] C’est l’homme qui peut séjourner 
10 jours à l’Ambassade d’Allemagne de Rome ; l’homme qui retrouve Goebbels, chef de la propagande naziste ; l’homme qui est lié d’amitié avec le général Haushofer, lequel dans une revue allemande, englobe la Suisse allemande dans le Reich ; l’homme qui connaît fort bien le chef de la Reichswehr, von Blomberg ; l’homme auquel Adolf Hitler a dédicacé son livre «Mein Kampf» avec des termes tels que le chef du Département militaire fédéral n’a pas osé en donner lecture devant les Chambres ; l’homme qui dirige actuellement encore le tiers de l’armée suisse, Ulrich Wille.
« La libre Suisse », « La Suisse, terre de liberté », « La plus vieille démocratie du monde » comme tout cela sonne bien. Avec quel enthousiasme nous allons le chanter encore ! Avec quelle conviction nous allons nous présenter devant le peuple pour lui dire que la Suisse d’aujourd’hui n’est plus celle de Gessler, mais celle de Guillaume Tell !
– Ne vous emportez pas, vont me dire les bons citoyens tranquilles, tous ceux qui sont opposés en principe à la dictature du grand capital, mais qui entendent « ne pas faire de politique » et qui croient qu’il y a toujours « un juste milieu ». Ne vous emportez pas ! Vous avez été victime d’une regrettable erreur. Tous les régimes en commettent. Nos autorités frappent à droite comme à gauche.
Vraiment ? Mais n’est-il pas possible, si l’on est frontiste comme le sont près de deux cents officiers zurichois, de garder son commandement dans l’armée ? N’est-il pas possible, si l’on est fasciste comme le premier-lieutenant Rezzonico, de diriger une échauffourée contre le Parlement de Bellinzone ? N’est-il pas possible, si l’on s’appelle colonel Fonjallaz, de garder son grade tout en déclarant que le seul sauveur possible est le chef du gouvernement italien et en dirigeant un mouvement favorable à ce chef contre les autorités de la Confédération ?
Oui, tout cela est possible, et encore bien d’autres trahisons à l’égard du peuple. A Neuchâtel, le chef du mouvement d’extrême-droite révolutionnaire, Eddy Bauer, peut assister en uniforme de premier lieutenant à une conférence du chef royaliste français Maurras et donner le signal des applaudissements à tous les passages antidémocratiques, dans cette assemblée où l’on crie « Vive le Roi ». Sans doute pour prouver que notre armée est faite « pour défendre la démocratie ».
[…] 
Assez ! La cause est entendue. Le danger fasciste en Suisse, le voilà. Ce sont ces éléments qui emploieront tous les moyens contre une majorité populaire, dès que cette majorité n’acceptera plus la tutelle des banques et des colonels de l’industrie ou de la campagne. Le danger est là, en même temps que la misère croissante des travailleurs de la ville et des champs.
Et contre ce danger, riposte immédiate ! Non par le put-schisme, qui mène à l’écrasement ; mais par l’organisation de tous ceux qui travaillent, de tous ceux qui veulent travailler, classe moyenne et classe ouvrière, professions libérales et professions manuelles. Tout ce qui est en dehors du grand capitalisme doit s’unir rapidement contre le grand capitalisme. Il n’y a pas d’autre moyen de changer le rapport des forces, il n’y a pas d’autre moyen de juguler ces oli-garchies dont les intérêts particuliers s’opposent à l’intérêt général des travailleurs.
[…]
Georges H. POINTET, Membre du Parti socialiste, Neuchâtel.

 

 

Georges H. Pointet

Le lieutenant neuchâtelois Georges-Henri POINTET (1908-1944) avait été « mis à disposition», c’est-à-dire privé d’affectation militaire, parce qu’il avait soutenu la candidature d’E.-Paul Graber lors d’une élection com-plémentaire au Conseil d’État, le 12 novembre 1933, et qu’il avait ensuite refusé de signer une déclaration par laquelle son supérieur, le major neuchâtelois Marcel Krügel (1893-1973), conseiller national libéral, l’invitait à confirmer qu’il tirerait lui-même ou ferait tirer par ses subordonnés sur ledit Graber, si l’ordre lui en était donné… Enseignant, Pointet ne put trouver un poste dans le canton de Neuchâtel et dut s’expatrier en Égypte. En 1942, il s’engagea dans les Forces Françaises Libres et combattit notamment à El Alamein contre l’armée de Rommel. En août 1944, il participa au Débarquement de Provence et fut tué au combat.

14. juin 2015