Alors qu’à nouveau les extrémistes de tous bords s’affrontent jusque dans nos paisibles contrées, voici l’histoire d’un sympathisant chaux-de-fonnier du fascisme qui retrouva jadis à bon compte, sous le regard affligé des démocrates, un semblant de respectabilité. Cela se passait il y a septante ans.

 

Le 20 septembre 1946, le conseiller national libéral Jean Humbert (1889-1953), par ailleurs conseiller d’État, annonce sa démission du Conseil national, où il siégeait depuis 1940. Premier des viennent-ensuite sur la liste libérale, Gérard Bauer (1907-2000) renonce à l’élection en raison de ses fonctions d’attaché commercial à Paris. Le suppléant suivant est le notaire chaux-de-fonnier Julien Girard (1905-1978). En fait, Girard, catholique très engagé, est membre du Parti démocrate populaire (l’un des ancêtres du PDC), qu’il a représenté au Conseil général de La Chaux-de-Fonds de 1931 à 1937 et au Grand Conseil de 1941 à 1945, au sein du groupe libéral. Pour l’élection du Conseil national de 1943, en vertu d’un accord conclu entre son groupe et le Parti libéral, il s’était porté candidat sur la liste de ce parti.

Affinités avec l’extrême droite

Les affinités de Girard avec l’extrême droite sont notoires, raison pour laquelle l’éventualité de son entrée au Conseil national consterne non seulement la gauche mais tous les antifascistes. On se souvient, en particulier, du rôle qu’il a joué au mois d’octobre 1936, lors des violents incidents qui opposèrent les Jeunesses nationales du Dr Eugène Bourquin (1886-1937) aux antifascistes, à l’occasion d’une conférence du chef de l’Union nationale Géo Oltramare (1896-1960). Et l’on n’a pas non plus oublié son apostrophe aux parlementaires fédéraux, dans L’Effort du 20 septembre 1940 : « Foutez le camp et foutez-nous la paix ! »

Un vif débat à ce sujet s’engage au Conseil général de La Chaux-de-Fonds le 26 septembre 1946, à l’issue duquel cette autorité adopte par 33 voix contre 5 la résolution suivante, proposée au nom du groupe radical par le conseiller Édouard Schüpbach et contresignée par les élus socialistes et popistes :

Les conseillers généraux, soussignés, atteints dans le tréfonds de leurs convictions démocratiques par l’annonce récente de la nomination du citoyen Julien Girard, antidémocrate déclaré, en qualité de conseiller national neuchâtelois, proposent au Conseil général le vote de la résolution suivante :

« Le Conseil général de la commune de La Chaux-de-Fonds déplore la nomination du citoyen Julien Girard en qualité de conseiller national neuchâtelois, considère cette nomination comme un défi à l’opinion et au bon sens, attend comme preuve de civisme du nouvel élu qu’il donne spontanément sa démission. »

Dans une lettre au Conseil communal qui lui a transmis la résolution, Girard déclare qu’il « refuse de [se] prêter à l’accomplissement d’un acte profondément antidémocratique » et que tout en comprenant que ses adversaires politiques déplorent son élection au Conseil national, il estime que « le Conseil général n’est pas là pour se faire l’interprète de sentiments exempts de toute noblesse », ajoutant qu’il doute que ce comportement « attire sur cette autorité la considération des Confédérés ».

L’affaire fait grand bruit dans tout le pays et le 9 octobre 1946, le groupe radical-démocratique de l’Assemblée fédérale annonce qu’il s’abstiendra lors du vote de validation du nouveau conseiller national, « donnant ainsi cours à sa désapprobation aux attaques massives contre les institutions démocratiques de notre pays, lancées autrefois par M. Girard, partisan des idées frontistes ».

Le lendemain, c’est le groupe socialiste qui fait savoir qu’il s’abstiendra lui aussi et quittera même la salle au moment de la prestation du serment, « après avoir rappelé par l’organe de M. Henri Perret [1885-1955, conseiller national socialiste neuchâtelois] les relations du nouveau député avec les organisations d’extrême droite ».

En revanche, le 16 octobre, le groupe des paysans, artisans et bourgeois (ancêtre de l’UDC) et celui des catholiques conservateurs communiquent qu’ils valideront l’élection du nouveau conseiller national neuchâtelois, « aucun argument juridique valable ne pouvant être formulé contre cette élection ».

Finalement, l’élection de Julien Girard au Conseil national est validée par 84 voix contre 19 et de nombreuses abstentions, tandis que son assermentation se déroule devant une salle à moitié vide.

Dix-sept ans plus tard, lors de l’accession de cet ancien sympathisant fasciste à la présidence du Grand Conseil, en mai 1963, notre camarade Jacques Kramer (1924-2005), alors député de la Nouvelle Gauche, déclara en conclusion d’un bref discours : 

Nous tenons à vous dire très franchement et publiquement ce que vous savez d’ailleurs déjà : notre présence ici n’apporte pas le moindre accord à vos idées. Elle témoigne simplement du respect que nous avons de l’institution parlementaire, de la démocratie et du dialogue […].

Raymond Spira

19. aoû 2016